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La liberté ne peut être vécue que dans certaines limites, car …

Série d’articles d’invités: «Souveraineté».

Etre libre et indépendant ? Bien qu’il soit inscrit dans les droits fondamentaux de nos démocraties, c’est un privilège qui est largement sous-estimé par beaucoup. La souveraineté est tout aussi centrale pour les personnes que pour les entreprises, les organisations ou les États. Il faut travailler pour elle, la défendre et la réaffirmer. Encore et encore. «Car seuls ceux qui font usage de leur liberté sont libres» – comme le dit si bien le préambule de la Constitution fédérale. La souveraineté nous concerne donc tous. C’est pourquoi nous en faisons un sujet de discussion dans cette série d’articles rédigés par des personnalités choisies du monde des affaires et de la politique. Le Conseil est heureux de pouvoir leur et vous proposer cette plate-forme. 

Nous vous souhaitons une lecture inspirée !

La liberté ne peut être vécue que dans certaines limites, car ...

Des négociations sont actuellement en cours à Bruxelles. Après une longue pause, l’accord-cadre entre la Suisse et l’Union Européenne (UE) est à nouveau à l’ordre du jour. Pour mémoire, il y a plus d’une douzaine d’années, l’accord-cadre était une proposition suisse visant à renforcer les accords bilatéraux sans toutefois adhérer à l’UE. Pour comprendre pourquoi la Suisse a présenté cette proposition, il faut savoir notamment deux choses.

Tout d’abord, la voie bilatérale précédemment engagée est devenue une réussite absolue pour la Suisse. Economiesuisse, organisation faîtière de l’économie suisse, avait évalué les bilatérales dans le magazine «dossierpolitik», daté du 29 septembre 2008, sous le titre «Accords bilatéraux avec l’UE : une réussite suisse», le sous-titrant par «La voie bilatérale de la Suisse avec l’UE est une réussite. Des faits concrets et des exemples de l’économie suisse le montrent».

Ensuite, le Conseil fédéral avait déjà déclaré des années auparavant, dans le message de vote du 21 mai 2000 sur l’affaire «Accord bilatéral 1 avec l’UE», entre autres qu’«Avec un oui aux accords bilatéraux, nous restons absolument libres de façonner davantage nos relations avec l’UE».

Cependant, après plus d’une décennie, la proposition suisse de l’époque de renforcer les accords bilatéraux sans adhérer à l’UE a donné naissance à un ensemble de règles juridiques qui contredit la déclaration initiale du Conseil fédéral.

Comment cela a-t-il pu en arriver là ?!

Un bilan critique

Gerd Gigerenzer [1], professeur et directeur du Centre Harding de compétence en matière de risques à l’université de Potsdam, est un enfant de l’après-guerre. Il a passé les trois premières années de sa vie, puis ses vacances, dans une petite ferme avec ses grands-parents. Il se souvient avec émotion d’avoir vécu à la campagne en ayant une «incroyable liberté». Cela l’a marqué et l’on comprend donc aisément pourquoi la liberté a été au centre de sa carrière. Pour lui, la liberté est l’un des droits fondamentaux évidents de l’être humain. En tant que jeune professeur de psychologie, il a travaillé à Bielefeld au Centre de Recherche Interdisciplinaire. Les recherches menées conjointement avec des spécialistes de la théorie quantique, de la biologie, de la sociologie et de l’économie ont fait prendre conscience à M. Gigerenzer que pour trouver de bonnes solutions, il faut collaborer avec d’autres personnes au-delà des frontières de sa discipline, afin de comprendre l’histoire respective des idées et des concepts. Il est convaincu que seule l’interdisciplinarité nous aide à surmonter les erreurs de pensée, à faire confiance à l’intuition et donc à prendre des décisions plus sages. En regardant le monde, il fait une distinction qui semble simple mais qui, selon lui, est souvent négligée : la distinction entre risque et incertitude. Avec le risque, vous ne savez pas comment cela va se passer, mais vous connaissez les probabilités statistiques. Par exemple, je ne sais pas quel chiffre je vais lancer, mais je sais qu’il y a exactement six possibilités. C’est différent avec l’incertitude. Là aussi, on ne connaît pas le résultat mais, en plus, les probabilités sont également inconnues. Pour M. Gigerenzer, cela signifie que lorsqu’il prend des décisions dans des circonstances stables, le risque peut être calculé et minimisé grâce à une approche méthodique. Les décisions prises dans des situations instables et complexes sont difficiles à justifier avec des procédures méthodiques. Dans cette situation, les prévisions basées sur l’expérience sont très souvent tout aussi bonnes.

Risque ou incertitude ?

La proposition qui nous est présentée aujourd’hui va bien au-delà de son intention initiale. La question qui se pose est la suivante : prenons-nous un risque calculable avec ce traité ou s’agit-il d’un chemin vers l’inconnu ? En d’autres termes, les circonstances de ce traité sont-elles stables ou plutôt instables et donc complexes ?  Une question rhétorique, car nous constatons chaque jour que les défis du monde actuel sont devenus massivement plus complexes et que les prévisions pour l’avenir sont donc toujours accompagnées de grandes incertitudes. Même l’UE d’aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était à l’époque du premier projet de traité. Il est donc compréhensible que de nombreux nouveaux sujets aient été ajoutés à la proposition initiale de l’accord-cadre et que la proposition qui nous est présentée aujourd’hui soit alors beaucoup plus complexe. Ce qui n’est pas compréhensible, c’est le fait que l’UE ait pris les rênes de ces négociations. C’est la seule façon d’expliquer pourquoi il ne reste pratiquement rien du message du Conseil fédéral aux électeurs à l’époque : «Si nous votons en faveur des accords bilatéraux, nous resterons absolument libres dans le développement de nos relations avec l’UE» en termes de souveraineté et d’autodétermination.

Et maintenant ?

Même si la Suisse n’est pas membre de l’UE, elle fait géographiquement partie de l’Europe. Nombreux sont ceux qui considèrent la Suisse comme le cœur géographique de l’Europe. Cela n’est pas en cause dans cet accord-cadre. Celui-ci ne vise rien d’autre qu’à réorganiser les relations de la Suisse avec l’UE dans le but de consacrer notre autonomie ainsi que notre droit à l’autodétermination dans des points clés d’un traité.

Les traités, quels qu’ils soient, ne peuvent exister que s’ils sont négociés entre les partenaires. L’histoire nous a appris à maintes reprises que les traités ne peuvent survivre dans le temps que si les partenaires de négociation ont été en mesure d’y contribuer sur un pied d’égalité. Comme le montre le résultat qui nous est présenté aujourd’hui, cela n’a manifestement pas été le cas : l’accord-cadre est devenu un problème important pour la Suisse. Les négociations, qui ont maintenant repris, visent à trouver une solution acceptable pour la Suisse. Je doute que cela réussisse car selon Albert Einstein, les problèmes ne peuvent jamais être résolus avec la même mentalité que celle qui les a créés !

Comme cet accord-cadre est une question très complexe, cela signifie, selon M. Gigerenzer, que notre délégation de négociation devrait absolument être composée sur une base interdisciplinaire afin que le processus de solution puisse bénéficier d’une large expérience. C’est la seule façon de découvrir et d’éliminer les «erreurs de réflexion» bien ancrées.

En outre, notre délégation de négociation doit faire comprendre clairement à l’UE que c’est notre peuple et non le Conseil fédéral qui décidera de l’accord-cadre négocié.

Enfin, le Conseil fédéral doit modifier sa stratégie de communication. Malheureusement, nous entendons trop souvent dans les médias que le Conseil fédéral fait profil bas sur les discussions en cours. Toutefois, le peuple suisse devrait être régulièrement informé de l’état d’avancement des négociations. C’est la seule façon de créer la confiance nécessaire ! Emmanuel Kant l’explique, dans son essai «Staatsphilosophie» (“Vers la paix perpétuelle”), par la formule transcendantale du droit public, je cite : «Toutes les actions liées au droit d’autrui, dont la maxime n’est pas compatible avec la publicité, sont mauvaises».

Enfant, j’ai pu passer mes années préscolaires et, plus tard, mes vacances, dans une totale liberté, presque illimitée, dans la ferme de mes grands-parents, aussi je comprends bien la signification du mot liberté pour Gigerenzer. Cette expérience de liberté enfantine a également eu une influence durable sur moi. En tant qu’«enfant» des années 68, le concept de liberté est devenu un thème central dans ma vie et, comme beaucoup d’autres de cette génération, j’ai cherché une liberté «illimitée» dans mes jeunes années – mais je ne l’ai pas trouvée ! Pourtant j’ai découvert autre chose : je me sens toujours libre quand je me sens en sécurité. L’expérience m’a appris que la liberté ne peut être vécue qu’à l’intérieur des frontières, car les frontières créent la sécurité !

L’accord-cadre avec l’UE porte également sur les frontières. Des frontières qui détermineront notre champ d’action avec l’UE. Ces frontières ne doivent pas être dictées unilatéralement, mais négociées. L’objectif primordial doit être : des frontières négociées nous apportant la sécurité (autonomie et autodétermination) et garantissant qui nous sommes, comme l’a dit le Conseil fédéral à l’époque, «… absolument libres dans la poursuite de nos relations avec l’UE». Si nous ne parvenons pas à négocier clairement ces frontières, nous nous retrouverons en territoire incertain, dans l’incertitude, présentant donc un risque. Bien entendu, même un traité bien négocié comporte certains risques. Mais ces risques, contrairement à l’incertitude, sont calculables.

Christian Vifian
Membre du Stadtschützen Bern
Cibelgring supérieur 2019

www.contraco.swiss / propriétaire

[1] Gerd Gigerenzer, né le 3 septembre 1947, chercheur en matière de risques, est le directeur du Harding Center for Risk Competence de l’université de Potsdam. Auparavant, il a été directeur du Centre pour le comportement adaptatif et la cognition à l’Institut Max Planck pour le développement humain et à l’Institut Max Planck pour la recherche psychologique.